CE Sect. 3 octobre 2008, SMIRGEOMES

Le juge du référé précontractuel est tenu de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence qui sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser.

En vertu de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles susceptibles d’être lésées par de tels manquements. L’arrêt SMIRGEOMES renverse la jurisprudence antérieure selon laquelle une entreprise ayant intérêt à agir pouvait invoquer tout manquement, même s’il n’avait pas été commis à son détriment[1]. Désormais, il appartient au juge des référés de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, « eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte, en avantageant une entreprise concurrente »[2]. Précisons le sens et la portée de ce filtrage des moyens opérants.

Pour être accueilli, un moyen doit réunir 2 conditions : d’une part, un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence ; d’autre part, un lien entre ce manquement et la lésion du requérant. Pour la suite, nous supposerons que le manquement allégué est établi pour nous concentrer sur le point de savoir s’il est susceptible de léser ou risque de léser le requérant.

1. Une lésion effective ou potentielle, directe ou indirecte

a) Une lésion effective ou potentielle

Un moyen est opérant s’il existe un lien entre un manquement et une lésion. Ce lien peut être certain. Mais il peut aussi n’être que suffisamment vraisemblable, sans être établi de manière certaine par le requérant. En ce sens, il a été jugé que le manquement tenant à ce que le pouvoir adjudicateur n’a pas indiqué dans le règlement de la consultation les documents au vu desquels il contrôlerait les capacités techniques et financières des candidats est susceptible d’avoir lésé la société requérante, bien que sa candidature ait été admise, dans la mesure où ce manquement est susceptible de permettre à un autre candidat, qui n’aurait pas disposé des garanties techniques et financières requises pour exécuter le marché, d’être retenu[3].

Signalons qu’aux 2 extrémités du spectre, certains requérants ne peuvent utilement invoquer aucun moyen dans la mesure où ils sont réputés insusceptibles d’être lésés :

  • D’une part, l’entreprise attributaire d’un contrat à l’issue de la procédure de passation n’est pas susceptible d’être lésée par des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumis ce contrat[4].
  • D’autre part, un candidat évincé ne peut avoir été lésé par les manquements qu’il invoque lorsque sa candidature devait elle-même être écartée comme irrecevable, ou que son offre ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable[5]. Cependant, le pouvoir adjudicateur ne peut utilement se prévaloir de cette objection pour dénier toute lésion au candidat évincé que s’il a écarté la candidature ou l’offre de ce candidat ou qu’il était tenu de le faire[6]. Dans les autres cas, le pouvoir adjudicateur garde la possibilité de demander au juge de substituer au motif illégal de sa décision un autre motif de nature à la justifier légalement à condition qu’il ait déjà examiné et retenu cet autre motif, sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation, avant de rejeter la candidature ou l’offre[7] : eu égard au fait que la candidature ou l’offre aurait dû être écartée pour le motif substitué, le recours du candidat évincé doit, là aussi, être rejeté dans la mesure où il n’a pas été ou ne risque pas d’être lésé par la violation qu’il allègue[8].

b) Une lésion directe ou indirecte

Le manquement invoqué peut avoir entraîné une lésion directe ou indirecte du requérant :

  • La lésion est directe lorsque le manquement dénoncé a désavantagé la société requérante elle-même. Par exemple, l’exigence de prévoir des panneaux de mobilier urbains aux dimensions non conformes aux normes légales d’accessibilité aux malvoyants est de nature à léser directement le candidat évincé qui a dû réviser les cotes de ses panneaux conformes à ces normes et a subi, de ce fait, un surcoût[9].
  • La lésion est indirecte lorsque l’irrégularité invoquée a avantagé une société concurrente de la société requérante. Ainsi, le défaut de communication d’un élément essentiel du marché a pu expliquer, par une sous-estimation des coûts y afférents, la présentation d’une meilleure offre par la société attributaire et ainsi léser indirectement la requérante[10].

Précisons que le fait que tous les candidats à une offre ont pu être affectés par le manquement invoqué est sans incidence sur le caractère opérant du moyen[11]. En d’autres termes, il n’appartient pas au juge du référé de rechercher si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats[12]. Il n’a pas non plus à prendre en compte le rang de classement de la société requérante à l’issue du jugement des offres[13]. Par ailleurs, pour apprécier si le manquement invoqué par la société requérante est susceptible de l’avoir lésée, il n’appartient pas au juge du référé précontractuel d’examiner d’office le caractère acceptable ou non de l’offre de cette société[14].

2. Une appréciation concrète

L’existence d’un lien entre le manquement du pouvoir adjudicateur et la lésion du requérant s’apprécie de façon concrète eu égard à la portée du manquement et au stade de la procédure auquel il se rapporte.

a) Un même vice a, dans des circonstances différentes, des effets opposés

Deux exemples permettent d’illustrer ce constat :

  • Le 1er a trait à l’irrégularité d’un critère de sélection. En ce cas, l’appréciation de la lésion ne découle pas de la seule comparaison des notes obtenues sur le critère litigieux, mais doit tenir compte des effets de ce critère sur la notation globale des différentes offres. Ainsi, d’un côté, le manquement tenant à ce qu’un critère de sélection n’est pas en rapport avec l’objet du marché est jugé susceptible d’avoir lésé la société requérante au vu, d’une part, de l’importance du critère et, d’autre part, de la circonstance que la société attributaire a obtenu, pour ce critère, la note maximale[15]. De l’autre côté, l’erreur commise dans l’application d’un critère est sans incidence lorsque la société requérante a obtenu la note maximale pour ce critère[16]. Il en va de même lorsque l’écart entre la note globale obtenue par l’attributaire et celle obtenue par la requérante est suffisamment important pour que la note obtenue au titre du critère en cause n’ait pu exercer aucune influence sur le choix de l’offre économiquement la plus avantageuse[17].
  • Le 2nd concerne l’incertitude sur la durée d’une délégation de service public. Si le pouvoir adjudicateur peut indiquer plusieurs durées potentielles, c’est à la condition que ces potentialités n’induisent pas une incertitude telle qu’elle puisse empêcher des entreprises de présenter utilement leurs offres[18]. A cette aune, en ne fixant pas la durée exacte de la délégation et en ne précisant ni les circonstances de nature à justifier une offre sur 10 ou 20 ans, ni les conditions d’appréciation des différentes offres au regard de la durée du contrat, le pouvoir adjudicateur ne fournit pas aux candidats une information suffisante sur les critères d’appréciation des offres : une telle imprécision est susceptible de léser la société requérante[19]. En revanche, l’incertitude sur la durée de la délégation ne constitue pas un manquement susceptible de léser le candidat évincé dans le cas où la délégation est prévue pour une durée maximale de 15 ans, où le montant des investissements à amortir contraint les candidats dans le choix d’une durée à proposer et où les 2 candidats ont, de fait, établi leurs offres sur une durée de 15 ans, sans variante ni interrogation portant sur une durée plus réduite[20].

b) La portée du manquement

L’appréciation du lien entre le manquement invoqué et la lésion du candidat évincé dépend, d’une part, de la portée de ce manquement. Il est des manquements sans portée. Par exemple, le manque de précisions sur les exigences minimales devant être respectées par les variantes n’est pas susceptible d’avoir lésé la société requérante dans le cas où c’est l’offre de base de la société attributaire qui a été retenue par le pouvoir adjudicateur et non une variante[21].

En revanche, certains manquements sont, eu égard à leur portée, présumés porter préjudice et susceptibles d’avoir lésé le candidat évincé. Donnons-en quelques exemples :

  • Il y a d’abord les manquements tenant à l’irrégularité de la procédure de passation. Cette irrégularité peut tenir au recours à une procédure plus souple mais inapplicable[22], comme au choix d’une procédure inadaptée qui impose des contraintes particulières aux candidats dans l’élaboration de leurs offres[23].
  • Il y a ensuite certains manquements graves relatifs au contenu des appels d’offres : une information insuffisante (qu’elle soit absente, incomplète ou incohérente) sur la nature et l’étendue des besoins du pouvoir adjudicateur[24], les modalités de contrôle des capacités techniques et financières des candidats[25], les critères de sélection des candidatures[26] ou les critères de sélection des offres et, en matière de marché public, les conditions de leur mise en œuvre[27] est, en elle-même, susceptible de léser tout candidat.
  • On peut aussi citer certains manquements relatifs à l’examen des candidatures et des offres. Par exemple, l’admission de la candidature d’une société sur la base d’informations insuffisantes ou erronées relatives à ses capacités professionnelles et financières est susceptible d’avoir lésé un concurrent évincé[28]. Il en va de même du choix d’une offre qui ne respecte pas l’une des prescriptions du règlement de la consultation[29], qui va à l’encontre de l’objet même du marché[30] ou qui méconnaît la réglementation applicable aux produits faisant l’objet de l’appel d’offres[31].

c) Le stade de la procédure auquel le manquement se rapporte

L’appréciation du lien entre le manquement invoqué et la lésion du candidat évincé dépend, d’autre part, du stade de la procédure auquel le manquement se rapporte. A cet égard, l’arrêt SMIRGEOMES introduit un séquençage de la procédure. Un manquement ne peut pas être utilement invoqué à un stade de la procédure de passation où il n’a plus d’effet :

  • Si la candidature d’une société a été rejetée comme irrecevable, les manquements relatifs à des phases ultérieures de la procédure ne sont pas susceptibles de la léser. Par exemple, un défaut d’information de cette société sur la méthode de notation et de hiérarchisation des offres n’est pas susceptible de la léser[32]. En effet, le manquement se rapporte à un stade de la procédure que la requérante n’a pas pu atteindre.
  • D’autre part, une société requérante dont la candidature a été admise et qui a présenté en temps utile une offre correspondant à l’objet du marché n’est pas, en principe, susceptible d’avoir été lésée par une irrégularité qui se rapporte à une phase antérieure à la sélection des offres. Sont alors inopérants des moyens tirés de l’insuffisance du délai imparti pour présenter une offre[33] ou de diverses mentions erronées, imprécises ou omises dans les avis d’appel public à la concurrence[34].

En résumé, l’arrêt SMIRGEOMES consacre le passage du référé précontractuel à une logique subjective en subordonnant l’invocabilité des moyens à la lésion du candidat évincé.

 

1 – CE 16 octobre 2000, Société Stereau, n° 213958.
2 – CE Sect. 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n° 305420. Voir, déjà en ce sens, CJCE 19 juin 2003, Hackermüller, C-249/01, point 18 ; CJCE 12 février 2004, Grossmann Air Service, C-230/02, point 26.
3 – CE 29 avril 2011, Garde des Sceaux, n° 344617.
4 – CE 23 décembre 2011, Département de la Guadeloupe, n° 350231.
5 – CE 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres, n° 354652. V. aussi CE 5 août 2009, Département de la Drôme, n° 320038 ; CE 10 novembre 2010, Ministre de la Défense, n° 341132.
6 – V., en ce sens, CE 30 juin 2014, Société Eiffage construction Pays de la Loire, n° 376504, points 3, 8 et 9 ; CE 3 décembre 2014, Département de la Loire-Atlantique, n° 384180, points 8 à 10 ; CE 24 février 2016, Syndicat mixte pour l’étude et le traitement des ordures ménagères de l’Eure, n° 394945, points 6 et 7.
7 – CE 17 juin 2015, Commune de Montpellier, n° 388596, point 6 ; CE 13 juin 2016, Société Latitudes, n° 396403, points 2 et 4 à 8.
8 – CJCE 19 juin 2003, Hackermüller, C-249/01, point 27 ; CJUE 4 juillet 2013, Fastweb, C-100/12, point 28.
9 – CE 4 février 2009, Commune de Toulon, n° 311344.
10 – CE 19 janvier 2011, Société TEP – Technique d’Environnement et de Propreté, n° 340773. V. aussi, sur la communication d’informations erronées sur un élément essentiel, CE 12 mars 2012, Dynacité, n° 354355.
11 – CE 26 septembre 2012, GIE « Groupement des poursuites extérieures », n° 359389, point 10.
12 – CE 1er juin 2011, Commune de Saint-Benoît, n° 345649 ; CE 13 juin 2016, Société Latitudes, précité, point 11.
13 – CE 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres, précité ; CE 3 octobre 2012, Société Déménagements Le Gars – Hauts-de-Seine Déménagements, n° 360952, point 6.
14 – CE 30 septembre 2011, Département de la Haute-Savoie, n° 350153.
15 – CE 15 février 2013, Société Derichebourg polyurbaine, n° 363921, point 6.
16 – CE 26 septembre 2012, Communauté d’agglomération Seine-Eure, n° 359706, points 4 et 14.
17 – Même arrêt, point 13. V. aussi, en ce sens, CE 8 juillet 2009, Ministre de la Justice, n° 318187.
18 – CE 4 février 2009, Communauté urbaine d’Arras, n° 312411.
19 – CE 15 décembre 2008, Communauté intercommunale des villes solidaires, n° 312350. V. aussi, s’agissant de l’incertitude sur la date d’achèvement d’un marché public, CE 1er juin 2011, Commune de Saint-Benoît, précité.
20 – CE 21 mai 2010, Commune de Bordeaux, n° 334845.
21 – CE 3 décembre 2014, Département de la Loire-Atlantique, précité, points 5 et 12.
22 – V., par ex., CE 14 décembre 2009, Département du Cher, n° 330052.
23 – V., par ex., CE 29 avril 2015, Syndicat de valorisation des déchets de la Guadeloupe, n° 386748, points 5 à 7.
24 – CE 15 décembre 2008, Communauté urbaine de Dunkerque, n° 310380.
25 – CE 29 avril 2011, Garde des Sceaux, précité.
26 – CE 24 février 2010, Communauté de communes de l’Enclave des papes, n° 333569.
27 – V., en ce sens, CE Sect. 30 janvier 2009, ANPE, n° 290236 ; CE 20 mai 2009, Département du Var, n° 318871 ; CE 26 septembre 2012, GIE « Groupement des poursuites extérieures », précité, points 6 à 10. V. aussi, sur le changement des critères de sélection après le dépôt des offres, CE 1er avril 2009, Société des Autoroutes du Sud de la France, n° 315586.
28 – CE 9 mai 2012, Commune de Saint-Benoît, n° 356455. V. aussi CE 3 octobre 2012, Société Déménagements Le Gars – Hauts-de-Seine Déménagements, précité, points 4 à 6.
29 – CE 23 novembre 2005, Société Axialogic, n° 267494 ; CE 11 avril 2012, Syndicat Ody 1218 Newline du Lloyd’s de Londres, précité.
30 – CE 30 juin 2014, Société Eiffage construction Pays de la Loire, précité, points 13 à 15.
31 – CE 30 septembre 2011, Département de la Haute-Savoie, précité. V. aussi, en ce sens, CE 11 décembre 2013, Société antillaise de sécurité, n° 372214.
32 – V., par ex., CE 11 août 2009, Département des Alpes-Maritimes, n° 320088.
33 – CE 6 mars 2009, Syndicat mixte de la région d’Auray Belz Quiberon, n° 321217. V. aussi CE 20 mai 2009, Commune de Fort-de-France, n° 311379.
34 – CE 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, précité ; CE 5 novembre 2008, Commune de Saint-Nazaire, n° 310484 ; CE 8 juillet 2009, Ministre de la Justice, précité ; CE 12 janvier 2011, Département du Doubs, n° 343324.